Tongues

Tongues

Tout au long de sa carrière, Tanya Tagaq s’est dédiée au processus cathartique – et parfois profondément inconfortable – visant à affronter l’horreur dans le but de guérir. Sur ses albums précédents et lors de ses intenses prestations scéniques, l’artiste de Cambridge Bay (Iqaluktuuttiaq), au Nunavut, a utilisé la tradition inuite du chant de gorge pour personnifier viscéralement les traumatismes subis par sa communauté (abus sexuels, système génocidaire des pensionnats indiens du Canada, dégradation des écosystèmes des terres natales) et déployé ses grognements gutturaux pour produire un son qui n’est pas sans rappeler le free jazz ou le métal. Mais là où les improvisations impressionnistes de Retribution (2016) étaient parfois contextualisées par des commentaires parlés, Tongues, le cinquième projet studio de Tagaq, embrasse pleinement la narration. L’artiste y libère ses cris caractéristiques de manière plus stratégique, au service de poèmes tirés de Croc fendu, sa biographie allégorique parue en 2018. Ses compagnons de longue date Jesse Zubot (violon) et Jean Martin (percussions) ont beau être de retour, l’ADN musical de Tagaq a été radicalement transformé par le producteur Saul Williams et le mixeur Gonjasufi, qui ont recadré ses récits explicites et sanglants sur le colonialisme, la survie et la maternité dans un collage de sonorités électroniques glacées et de basses inquiétantes. « Quand on improvise, notre interprétation n’est pas ancrée par une idée très cérébrale ou un concept solide », explique Tagaq à Apple Music. « Mais quand on évolue dans l’univers du parlé, tout est très concis et on se sent guidé par la rivière plutôt qu’à la dérive sur l’océan. Je n’avais pas réalisé que mon livre et ma musique pouvaient coexister. C’est quand j’ai enregistré la version audio de Croc fendu que je me suis dit : “Wow, c’est vraiment cool, mais ça manque de musique!” J’ai donc eu l’idée de l’exprimer plutôt que de simplement le lire. » Tanya Tagaq nous invite à découvrir Tongues, une expression à la fois. In Me « D’entrée de jeu, je voulais faire étalage de tout mon plumage. J’ai écrit ce poème parce que j’étais frustrée que les activistes véganes s’en prennent aux Autochtones. Ils semblent penser que parce qu’on chasse et qu’on vit de la terre, on est cruels ou moins civilisés, alors qu’en réalité, c’est très évolué de vivre en harmonie avec son environnement sans polluer sa terre. Là d’où je viens, la terre est encore le patron. On n’a pas le choix de lui obéir. On a une relation très étroite avec les animaux, et les activistes véganes ne comprennent simplement pas à quel point on aime les autres formes de vie et à quel point elles sont précieuses pour nous. “In Me” est devenue une histoire sur le dépeçage d’un phoque. Quand tu consommes un animal fraîchement chassé, tu manges pas juste sa viande, tu manges aussi l’énergie du soleil. Quand tu manges un animal très malade qui a eu une existence malheureuse dans d’immenses abattoirs pleins de produits chimiques et d’antibiotiques, tu consommes la douleur, la peur et la souffrance de cet animal. Au contraire, quand tu es un très bon chasseur et que tu abats l’animal d’un seul coup, il n’a aucune idée que tu étais là, sa viande est calme et quand tu en manges, tu consommes aussi ce calme. “In Me” parle du côté intime de la transformation d’un animal et de ce que ça nous apporte. Le but est d’amener les gens à arrêter de penser qu’on fait quelque chose de mal. » Tongues « Celle-là est simple et directe : tous ces enfants ont été envoyés au pensionnat parce qu’on voulait les forcer à oublier leur langue maternelle. Moi aussi, j’ai oublié ma langue, mais maintenant je me la réapproprie, je prends des cours et je travaille pour améliorer mon inuktitut. Je souhaite effacer la honte rattachée à ça. Il y a un mouvement au Canada pour faire de l’inuktitut une des langues officielles. Je pense qu’il est grand temps que le pays reconnaisse officiellement d’autres langues que les langues coloniales. » Colonizer « Je donnais des spectacles qui s’articulaient autour du film Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherty [1922]. Dans ce film-là, il y a des scènes où c’est évident que la caméra et le jeu des acteurs essaient de conférer aux Inuits une certaine naïveté qu’ils n’avaient probablement pas. J’adorais chanter le mot “colonizer!” pendant cette séquence. Sauf que la vraie raison qui explique pourquoi je voulais mettre ça en chanson, c’est que les Canadiens pensent vraiment que toutes les atrocités envers les peuples autochtones sont choses du passé et qu’on ne peut plus rien y faire. Mais la réalité, c’est que ça continue en ce moment même, ça n’a jamais arrêté! Tout le monde doit se réveiller et réaliser le rôle qu’il joue dans tout ça. C’est trop souvent la complaisance qui crée un espace où la violence se perpétue. On a cette idée que le Canada est un endroit plein de personnes gentilles et de sirop d’érable. Même si c’est vrai jusqu’à un certain point, demandez-vous : ma maison est construite sur la terre de qui? Ce que “Colonizer” dit, en gros, c’est : “T’es coupable, oui, toi! Fais quelque chose!” » Teeth Agape « Au Canada, le système de placement en “famille” d’accueil est la version moderne du programme de pensionnats. Mon message est simple : Arrêtez de nous voler nos enfants. Ce n’est plus permis. » Birth « Habituellement, je commence avec une idée très générale, puis je passe à une idée plus précise avant de me concentrer sur une idée spécifique. On pourrait dire que “Birth” parle de la naissance d’une idée. Ça pourrait être la fin de la maltraitance, parce que ça signifie donner naissance à la non-maltraitance. La fin d’une chose peut être le début d’une autre. Et si on parle plus précisément de l’accouchement, disons que j’ai aimé la phase de dilatation, mais pas tellement la partie où je devais pousser et que ça déchirait. J’ai vraiment beaucoup crié pendant la naissance de mes deux enfants. Je me souviens très bien que ma mère m’a regardée de travers en me disant : “Tu as fait du bruit?!” Ça montre l’endurance de bien des Inuits. On ne manque pas d’histoires de femmes qui ont accouché et qui étaient de retour à leurs activités habituelles une heure plus tard. N’empêche, donner naissance est dangereux, tu marches sur une corde raide entre la vie et la mort, et je voulais absolument en parler. » I Forgive Me « Quand t’es victime d’abus durant l’enfance, tu te ramasses avec un lourd bagage de honte, de colère et de peur qui prend beaucoup de place dans toutes les sphères de ta vie. Parvenir à se pardonner soi-même et aller au-delà de cette honte, c’est une étape vraiment cruciale. Je constate que trop de gens souffrent en silence à cause de traumatismes du genre. Je suis fatiguée de voir qu’on ne s’entraide pas, qu’on ne se soutient pas et qu’on ne comprend pas que beaucoup ont vécu ça. Bref, je trouvais ça important d’en parler et de dire qu’il faut se pardonner soi-même. Ça fait partie du processus de guérison, mais c’est aussi une forme de prévention. Ç’a été difficile d’écrire et de sortir cette pièce-là, mais j’ai pensé à toutes ces personnes qui se sentent comme moi. Je me suis dit que ça pourrait aider quelqu’un à se retrouver et à se pardonner tout en remplissant de honte les gens qui abusent des autres. Au bout du compte, je trouve que c’est une chanson très légère dans la mesure où elle éclaire des choses qui avaient besoin d’être éclairées. » Nuclear « L’énergie de la scène me manquait vraiment et c’est pour ça qu’il y a quelques pièces sur l’album où je voulais qu’on ressente ce sentiment d’urgence palpable en spectacle. C’est de plus en plus intense, ça grossit et grossit comme un dôme, puis ça explose. Je trouvais ça important de vivre cette expérience avec des pièces qui n’ont pas de texte, histoire que l’album représente le plus possible tout l’éventail de notre travail. » Do Not Fear Love « L’album a une trame narrative dans laquelle “Do Not Fear Love” parle de la difficulté qu’on a à demeurer vulnérable après avoir été blessé, à faire confiance aux gens. Il est facile de s’enfoncer profondément dans notre propre douleur, au point où on commence à fermer la porte à des personnes qui ont de l’amour à nous offrir. Mais il faut apprendre à rester ouvert et à continuer d’accepter cet amour, même si on souffre. Cet amour est là pour toi si tu le laisses entrer, mais il faut que ça vienne de toi. J’ai lu quelque part que quand tu as le scorbut, toutes tes cicatrices s’ouvrent à cause du manque de vitamine C. Autrement dit, une cicatrice est un processus en constante évolution. Je pense que défricher le chemin et permettre à l’amour d’entrer est un processus qu’il faut activement entretenir et qu’il ne faut jamais perdre de vue. » Earth Monster « J’ai écrit ça pour ma fille Naia quand elle a eu 6 ans. Elle a 18 ans maintenant. Être mère, ça veut dire partager un degré d’intimité tellement profond avec tes enfants qu’ils connaissent nécessairement tes défauts. Peu importe à quel point tu les aimes et même si tu veux être parfaite pour eux, ils vont finir par voir tes faiblesses, ainsi va la vie. Je vais continuer à te célébrer et à prendre soin de toi du mieux que je peux, mais je ne suis qu’une poussière dans le vent quand il est question d’être en contrôle et de m’assurer que tout est parfait pour toi, mon enfant. C’est impossible. Si tu essaies de trop protéger ton enfant, le monde va lui paraître beaucoup trop dur quand il finira par y faire face. Autrement dit, il ne faut pas que tu surprotèges ton enfant de la vie elle-même. Il faut arriver à trouver un meilleur équilibre dans la façon dont on communique avec nos enfants. Je pense que c’est très important qu’ils puissent vivre leur vie d’enfant sans être opprimés par des adultes révoltants. Oui, il faut qu’ils gardent leur innocence, mais est-ce qu’un père et une mère devraient s’empêcher de se chicaner devant leurs enfants? Je trouve ça étrange comme façon de penser. L’enfant n’apprendra jamais comment se chicaner et se réconcilier, il n’apprendra pas à dire les choses qu’il a besoin de dire. Je crois qu’il y a des cas où le mauvais est nécessaire. »

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