Ignorance

Ignorance

Au fil de ses quatre premiers albums en tant que The Weather Station, la Torontoise Tamara Lindeman a vu son projet indie folk sobre et singulier s’épanouir en une solide formation rock, propulsée par des rythmes motorik et des cordes cinématographiques. Mais ce n’étaient que de petites enjambées comparativement au pas de géant qu’elle fait avec Ignorance, où l’autrice-compositrice-interprète se mue en une artiste art rock (vêtue d’un éblouissant complet-veston à la Bowie incrusté de miroirs pour parachever la métamorphose). Une transition inspirée en partie par les grandes salles dans lesquelles elle a défendu son album éponyme paru en 2017, mais également motivée par l’inertie créative qui l’accablait après une décennie passée à gratter sa guitare. « Chaque fois que je me mettais à jouer, j’avais l’impression de me répéter », dit la chanteuse à Apple Music. « J’avais le sentiment de toujours faire les mêmes choix, de jouer les mêmes accords… Ç’avait perdu de sa saveur. Je voulais m’ouvrir à d’autres styles de musique que j’aime. » À cette fin, Tamara Lindeman bâtit Ignorance autour d’une équipe de rêve, associant des instrumentistes issus de la pop – comme le claviériste John Spence (qui accompagne le duo Tegan and Sara sur scène) et le batteur Kieran Adams (de la formation indie électro DIANA) – à des vétérans de la scène d’improvisation jazz torontoise, tels que le saxophoniste Brodie West et le flûtiste Ryan Driver. En découlent une rythmique vigoureuse et des textures énigmatiques, entre lesquelles naviguent des mélodies cristallines rappelant Christine McVie. Sur cet album sont distillés les sujets les plus importants et impérieux du début des années 2020 – le réchauffement climatique, l’injustice sociale, le capitalisme débridé – par le biais de saynètes intimes et ténébreuses évoquant la pression psychologique que l’on peut ressentir dans un monde au bord de l’effondrement. « Beaucoup de morceaux de ce projet peuvent être considérés comme des chansons sentimentales ou environnementales », explique-t-elle. « Peu importe : les émotions sont les mêmes. » Tamara Lindeman nous guide pièce par pièce à travers la psyché cahoteuse d’Ignorance. Robber « C’est très étrange d’être l’héritier d’un bien qui a été volé, ce que nous sommes en tant que Canadiens non autochtones. On est tous aux prises avec cette question : que signifie notre présence ici? Au fond, nous sommes les bénéficiaires d’un génocide perpétré il y a longtemps. Je pense que les Canadiens en général et la communauté internationale sont en train de prendre conscience de notre histoire – chanter “I never believed in the robber” [librement : “Je n’ai jamais cru au voleur”] évoque le fait qu’on nous a appris à fermer les yeux sur certaines choses. La première page du manuel d’histoire dit : “Des gens vivaient ici.” Mais les 265 pages suivantes ne parlent que des vainqueurs – des envahisseurs. » Atlantic « Je réfléchissais au fardeau de la crise climatique – comment regarder par la fenêtre et apprécier ce monde en le sachant si menacé, à quel point cette menace et cette douleur nous empêchent-elles d’aimer la planète et de nous impliquer dans sa défense? » Tried to Tell You « En faisant cet album, je me disais qu’on vivait dans une société vraiment bizarre. On l’a bâtie en occultant complètement l’aspect biologique, alors que nous sommes des êtres vivants. Notre système de valeurs est incompréhensible – il est déshumanisé, en quelque sorte. Nous sommes des créatures faibles et vulnérables – on tombe amoureux facilement, on a un grand cœur. Pourtant, on se détourne systématiquement de ce qu’il y a de plus tendre, de mystérieux et d’instinctif dans notre nature. Il y a un manque flagrant d’humilité dans notre attitude, et ça ne nous apporte rien de bon. Au départ, cette chanson parlait d’un ami qui fuyait la personne dont il était pourtant manifestement très épris, mais en même temps, j’avais l’impression d’écrire au sujet de nous tous, car nous fuyons tous ce que nous avons de plus cher. » Parking Lot « Ce qu’il y a de magnifique chez les oiseaux, c’est qu’ils sont partout. Ils viennent jusque dans nos grandes villes merdiques, comme pour nous rappeler à chaque instant que le non-humain existe aussi. Quand on observe un oiseau, on essaie d’imaginer comment il perçoit le monde qui l’entoure et pourquoi il fait ce qu’il fait. Je trouve ça beau de tomber par hasard sur ce qui n’est pas humain, mais je trouve ça triste aussi, et j’amalgame les deux idées dans cette chanson. » Loss « La pièce commençait avec cette suite d’accords et la répétition de “loss is loss is loss is loss” [librement : “la perte est la perte est la perte est la perte”]. C’est un arrêt sur image qui montre quelqu’un – j’ignore de qui il s’agit – au moment où il réalise que les efforts qu’il déploie à tenter d’enrayer sa douleur font moins mal que la douleur elle-même. Les sentiments plus profonds qui se cachent derrière ce refoulement sont la perte, la tristesse et la douleur, et une fois qu’on l’a compris, qu’on admet que la perte est une perte, et qu’elle est bien réelle, on peut également relativiser l’importance des choses. Je cite une de mes amies qui évoquait son parcours en tant qu’activiste pour le climat, et qui a dit : “À un moment donné, il faut vivre comme si la vérité était vraie.” Ça m’a plu, alors je l’ai citée dans ma chanson, et je pense souvent à cette phrase. » Separated « Je suis parfois presque effrayée par les textes que j’ai écrits. “Quoi? J’ai dit ça, moi?” Pour être honnête, j’ai écrit celle-ci en réaction à la façon dont les gens communiquent sur les réseaux sociaux. On s’engage à tout va : on s’engage à ne pas être du même avis, on s’engage à entrer en compétition avec les autres et à délibérément créer des malentendus. Tout ça n’est pas très différent d’une relation malsaine. Il y a une véritable volonté de faire durer le conflit, et je n’ai pas l’impression qu’on aime parler de ça. » Wear « Celle-ci est plus ancienne. Je crois qu’elle date de l’époque où je faisais encore beaucoup de tournées. C’est la métaphore parfaite : “I tried to wear the world like some kind of garment” [librement : “J’essayais de porter le monde comme un vêtement”]. Je suis toujours très contente de trouver une métaphore à plusieurs niveaux, avec différentes ficelles que je peux tirer au cours de la chanson. Ici, je parle du monde comme d’un vêtement qui ne me va pas, qui ne me garde pas au chaud et qui n’est pas confortable. On souhaiterait se déshabiller, enlever ce morceau pour se retrouver, mais c’est impossible. Je pense que ça a un rapport avec le désir de comprendre le monde et de comprendre les autres, comme pour dire : “Est-ce que tout le monde est bien dans ce vêtement, ou c’est juste moi qui suis mal à l’aise?” » Trust « J’ai écrit cette pièce en très peu de temps, ce qui est assez rare, parce que je suis plutôt du genre névrosé qui réécrit beaucoup et réfléchit trop. C’est une chanson profonde. Ça parle de la difficulté pour les gens empathiques de comprendre pourquoi certains choisissent de prendre les armes et d’opter pour la destruction. Je ne pensais pas à une relation personnelle quand je l’ai écrite; je songeais à la planète et à tout ce qui se passait à ce moment-là. Je crois que la pièce s’articule autour de la nécessité de faire preuve de sensibilité pour défendre ce qui est important, même si ce n’est pas le fun. » Heart « Comme pour “Robber”, ç’a été une de mes séances d’enregistrement préférées. La chanson n’avait pas de forme précise, et bizarrement, j’étais obnubilée par cet accord qui se répète tout au long de la pièce, et qui faisait office de fondation pour tout le reste. J’adore ce que les membres du groupe ont créé, et les différentes directions qu’ils ont données à la chanson. Elle m’a vraiment fait flipper [sur le plan des paroles]. J’étais mal à l’aise. Mais on m’a conseillé de ne rien changer, et c’est tant mieux, parce que je suis évidemment persuadée que les sentiments exprimés ici – même s’ils sont solidement fleur bleue – sont les plus beaux qu’on puisse exprimer. » Subdivisions « C’est une des premières chansons que j’ai écrites avant que l’album naisse dans mon esprit et prenne forme. Son enregistrement a duré environ une heure, et tous les musiciens ont été absolument parfaits. J’aime les pièces tendres et émouvantes, et d’un point de vue artistique, je crois que c’est une de mes plus réussies. Je n’avais encore jamais écrit de refrain comme celui-ci. J’ai même l’impression que cette chanson n’est pas de moi, comme si je ne l’avais ni écrite ni interprétée. On dirait qu’elle glisse toujours plus loin dans l’émotion pure, et c’est pour moi la meilleure façon de clore cet album. »

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