Gore

Gore

Gore, le premier album de la jeune chanteuse afro-belge Lous and the Yakuza, jalonne un parcours de vie déjà riche et mouvementé. D’une enfance passée entre le Congo, le Rwanda et la Belgique à son éclosion de jeune femme noire et fière, cette proche du rappeur Damso a tout donné à son art, même acculée jusqu’à la maladie et à l’absence de domicile. Aujourd’hui Lous chante ses contradictions, ses émotions et ses blessures sur une musique dont les influences trap sont élégamment dépouillées par El Guincho, le producteur de Rosalia. D’où vient ton nom de scène, Lous & The Yakuza ?Lous vient du mot soul en verlan, qui reflète ma spiritualité que je tiens à rappeler en tout temps et à toute heure. Le terme japonais Yakuza, je l’ai choisi d’abord par amour pour le Japon. Il désigne la mafia japonaise mais au départ il signifie littéralement « perdant », il qualifie les marginaux. J’ai toujours été attirée comme un aimant par tous ceux qui sont abîmés, qui sont à la marge de la société, car ce sont eux qui ont les plus fortes individualités. C’était aussi une manière de choisir un nom du groupe, parce qu’on ne fait jamais rien seul, je suis très entourée. Malgré cet entourage, dans « Dilemme » tu chantes « si je pouvais, je vivrais seule loin de mes chaînes et des gens que j’aime » et tu confesses te sentir souvent seule. Cette solitude n’est-elle pas paradoxale chez toi, qui parais à la fois la subir et la rechercher ?C’est exactement ça, en permanence. La solitude qui me fait du bien est celle que je choisis, la solitude qui me fait du mal est celle que m’impose le monde. J’appartiens à ces deux pôles extrêmes. Je crois être très équilibrée dans la vie mais dans mon cœur ce n’est jamais un long fleuve tranquille ! Cette propension à la solitude n’est-elle pas aussi due à ton enfance mouvementée, entre le Congo, la Belgique et le Rwanda, avant de définitivement t’installer en Belgique, ainsi qu’à une éducation plurielle entre traditions et académismes africains et occidentaux ?Je pense que je suis la somme de toutes ces choses. Mon parcours de vie m’a construite, comme quelqu’un de sédentaire aurait été marqué par la sédentarité. Mais je pense être née avec cette défaillance, parce que j’ai des frères et sœurs et ils n’ont pas ce problème. Aimer comme j’aime, avec une telle intensité, c’est un problème. Et l’origine de mes névroses vient aussi du fait que je suis africaine, mais métisse africaine. Le Rwanda et le Congo sont deux pays extrêmement différents. Et dans les différences il n’y a pas que des richesses. Il y a aussi des accrocs. Je n’ai pas toujours été accueillie aussi bien que je le suis aujourd’hui. On m’a souvent claqué la porte au nez. As-tu dû beaucoup te battre pour en arriver là où tu en es aujourd’hui ?Oui. Mais d’un côté je n’ai que 24 ans, je suis encore très jeune : j’ai passé moins de temps sur terre que les 27 années que Nelson Mandela a passées enfermé en prison. J’ai toujours été très résiliente, j’ai le souhait de guérir, pas d’être enfermée dans la dépression, même si ça peut être attirant. C’est ça le Gore, c’est la dépression de la société, ce qu’on essaye de dissimuler. Surtout en Europe, où mon parcours de vie paraît tellement abstrait. En Afrique, la guerre, l’exil, ça paraît presque normal, on est un peu blasés, c’est notre chemin de vie. Si on parlait à plus de Noirs, on se rendrait compte que tous ces chemins accidentés sont plus fréquents qu’on ne le pense. Tu chantes beaucoup la trahison, les beaux parleurs, le double discours (« Bon acteur », « Amigo », « Messes basses », « Courant d’air ») : est-ce une manière de prévenir des peines dont tu as trop souffert ?C’est une manière de dire à ceux qui sont concernés d’aller se faire voir ! J’ai un côté très punk, plus dans ma musique que dans la vraie vie. Un journaliste m’a dit qu’il avait l’impression que mon album est un long doigt d’honneur ! Et c’est vrai qu’il y’a en partie de ça dans ma musique. Ça provient de ma confiance en moi, du fait que le monde ne définira jamais ma personnalité. Moi je n’ai jamais cru que je n’étais pas capable d’être une meilleure personne qu’hier. J’ai toujours eu foi dans mes capacités à faire tout ce que je veux. Si un jour je décide d’être astronaute, je le serai, même si ça doit me demander sept ans de petits boulots. On nous éduque à penser que tout est limité, alors que c’est faux : il n’y a pas de limites. La moitié du temps je vis dans ma tête tournée vers mes rêves et l’autre moitié, le monde vient frapper à ma porte pour me rappeler au bon souvenir de la réalité. Mais je reste l’actrice de mon propre bonheur, je choisir les gens qui m’aideront à l’atteindre. Même si parfois on se laisse dépasser, que l’équilibre n’est pas toujours stable. Quand on écoute en miroir les deux chansons « Courant d’air » et « Quatre heures du matin », qui abordent la prostitution et le viol, on a l’impression que tu es capable de te placer autant du point de vue de la victime que du bourreau, que tu embrasses l’ambiguïté de l’être humain…C’est mon amour qui fait ça. Quand on aime vraiment inconditionnellement, on est capable de voir l’invisible. Pour soigner tous les maux de la planète, il faudrait d’abord être capable de les identifier. Si je tombe par terre et que je me blesse le pied, mais que je crains de regarder ma blessure, je risque de finir par attraper la gangrène. Alors que si j’y fais face, malgré ma peur du sang par exemple, j’aurai plus de chances de me soigner. On ne veut pas voir les choses, j’ai connu des gens dans des dénis extraordinaires. Moi je viens de la guerre, quand j’ai grandi on me parlait toujours du génocide. Au Congo, de ma naissance en 1996 à aujourd’hui, il y’a eu dix millions de morts et personne ne veut le voir. Le jour où on verra que l’Africain est exploité et se laisse exploiter, on pourra y remédier. La solution c’est de s’en remettre à l’individualité. Ça fait six cents ans qu’on s’acharne sur les Noirs. Or la seule manière qu’on aura de briller, c’est à travers l’individualité, comme au Congo avec l’indépendance amenée par Patrice Lumumba en 1960, qui malheureusement a été trop vite tué. Moi j’ai décidé de n’avoir peur de rien. Dans Gore, tu exaltes la fierté et la beauté noire. Dans « Solo » tu chantes « Pourquoi le noir n’est-il pas une couleur de l’arc-en-ciel ? ». La force du mouvement Black Lives Matter te satisfait-elle ou au contraire le fait que tant d’efforts soient encore nécessaires t’attriste-t-il ?Les deux. Il y a des jours où je me dis que je vais utiliser cette énergie et d’autres où je me demande à quoi bon me battre contre ceux qui ne veulent pas de nous, pourquoi ne pas plutôt être auprès de ceux qui m’aiment, qui sont d’ailleurs de toutes les couleurs. J’essaie d’être investie auprès de tous les maltraités, de tous les yakuzas dont la société ne veut pas, de les soutenir via une marche, un don, par un discours tranché. Rien sur cette terre ne mérite notre passivité et notre neutralité, la neutralité revient à participer à des génocides. Même si personne ne peut tout faire, chacun d’entre nous peut utiliser son énergie à sa mesure, contre la famine, les guerres, pour la culture, l’art, les traités de droits… Dans la guerre il y a plein de fronts et tout le monde n’est pas soldat.Dans « Solo », je chante aussi « Que Dieu m’éloigne du chemin de la vengeance », qui est la phrase la plus importante de mon album. Si j’ai écrit cette phrase - ce que je n’avais pas prévu, qui est sortie de moi, de mon crayon et de ma feuille - c’est parce qu’elle reflète une vérité énorme : il faut trouver la force de sortir de la haine. Ça m’a appris beaucoup sur moi. Je suis une femme noire et même si en 2020 j’aimerais ne pas avoir à stipuler que j’ai un vagin et de la mélanine, même si on a créé des avions, la médecine ou la science, je dois encore rappeler que j’ai un vagin et de la mélanine. J’aimerais juste être une artiste et pas seulement une activiste, mais c’est mon devoir. Je dis souvent que c’est mon fardeau qui devient ma force. Tu as composé tout ton album puis tu l’as produit avec le producteur espagnol El Guincho, l’orfèvre qui a notamment cousu main la flamenco pop de Rosalía. Comment se sont déroulées votre rencontre et votre collaboration ?Étrangement très naturellement. J’ai écouté un extrait de la chanson « Malamente » qu’il a produite pour Rosalía, je l’ai contacté, il m’a invitée à Barcelone, on a commencé à travailler sur un de mes morceaux et deux jours plus tard on décidait de collaborer sur tout mon album ! C’était presque magique. Je crois fortement en la vie et en la destinée, la musique passe par les émotions et nous avons eu une connexion spirituelle. Quelle chance mais aussi quel travail ça a été. Je ne refais pas le monde avec des « si », ce que j’ai c’est parce que j’ai travaillé pour. J’ai des objectifs bien précis, je coche les cases, j’avance et je continue pour atteindre mes rêves. J’en ai des milliers, que je réalise un par un, en croyant en moi, sans jamais être déçue. On est déçu quand on a des attentes, pas des objectifs. Les morceaux de Gore font l’objet de clips à la réalisation et aux chorégraphies très soignées (« Dilemme », « Tout est gore », « Solo » ou « Amigo »). Quelle est pour toi l’importance de l’image et de la danse ?La danse fait partie de moi depuis ma plus tendre enfance. Au Congo on danse comme on respire. Il y a toujours un oncle ou une tante qui joue de la musique et qui danse. Moi je danse tous les jours. Avant j’avais un rituel, je dansais vingt minutes tous les matins. Même si maintenant je n’ai plus le temps, la danse professionnelle de mes clips était un nouveau challenge.L’image aussi c’est important. Les Noirs ont besoin de meilleures représentations que le peu auxquelles on a eu droit jusqu’à présent. Ça a toujours été un peu festif, parce que le Noir est associé à quelque chose de solaire. Qu’une femme noire nous parle de la dépression du monde, du viol et de la maladie c’est un peu inattendu. J’ai besoin que l’image fasse passer mes messages et elle doit pousser les gens à écouter ma musique. Les clips sont des œuvres d’art qui sont aussi promotionnelles. Les miens comprennent toujours beaucoup de références à l’art, à l’Afrique, des concepts sociaux puissants. « Amigo » est le clip dans lequel j’ai mis le plus d’images symboliques : c’est le conte de fées que je n’ai jamais pu voir quand j’étais petite. Madonna a filmé ses deux petites filles dansant devant mon clip de « Tout est gore ». Je trouve ça normal et bien qu’elles puissent s’y reconnaître, comme n’importe quelle autre petite fille noire. Mon but ce n’est pas d’éduquer, on attend souvent trop ça des artistes. Mais si je peux avoir de l’influence c’est super.

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