Heavy Sun

Heavy Sun

Bien avant de produire des albums à succès pour U2, de composer des symphonies ambient avec Brian Eno et de cultiver son propre style roots rock très habile, Daniel Lanois faisait des disques dans le studio qu’il avait aménagé avec son frère Bob au sous-sol chez leur mère, près de Hamilton, en Ontario. Le coût modique et une politique de la « porte ouverte » leur a permis de collaborer avec une panoplie d’artistes dans les années 70, dont des légendes locales protopunk comme Simply Saucer ou le chanteur folk pour enfants Raffi, ainsi qu’avec un grand nombre de formations au budget serré, de passage dans les environs. « La musique jamaïcaine et le gospel que j’ai vus défiler chez nous, c’était impressionnant! Des centaines d’albums ont été créés dans le sous-sol de cette maison ordinaire de banlieue », dit le producteur à Apple Music. « Les gars tripaient en faisant des harmonies sur du vieux reggae. J’ai toujours voulu faire partie d’un ensemble vocal, comme un groupe d’harmonies à quatre voix. » Presque 50 ans plus tard, son vœu est exaucé. Sur Heavy Sun, l’artiste met sur pied une nouvelle formation avec ses acolytes, le guitariste Rocco DeLuca et le bassiste Jim Wilson. S’y greffe également une talentueuse recrue, Johnny Shepherd, le chef de chœur et organiste de la Zion Baptist Church de Shreveport, en Louisiane, dont le pasteur est un ami de longue date de Brian Blade, le batteur de Daniel Lanois. Comme ce dernier le raconte : « Johnny m’a dit qu’il embarquerait dans le projet à condition que chaque chanson comporte un message positif. » Guidé par cette philosophie, le nouveau quatuor a passé plusieurs mois à peaufiner ses pièces chaque semaine dans un bar de Los Angeles, et a étoffé le répertoire de Heavy Sun d’orgue et d’hymnes gospel. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un livre de chants pour la messe; les harmonies que l’on croirait congolaises, enveloppées dans une brume dub, génèrent une expérience spirituelle que même les profanes sauront apprécier. « On peut voir Heavy Sun comme une sorte d’illumination, une lueur d’espoir en ces temps troubles », explique le musicien. « On voulait simplement créer quelque chose qui donne de l’espoir, qui regorge d’énergie positive. J’ai beaucoup de chansons tristes en moi, mais je ne tenais pas à les inclure sur cet album. » Daniel Lanois nous guide sur le droit chemin de Heavy Sun, pièce par pièce. Dance On « Cette pièce s’inspire d’une vieille chanson d’Isaac Hayes, “Do Your Thing”. Une amie danseuse, Carolina Cerisola, m’a appelé un jour pour me dire : “Dan, j’ai un solo de danse contemporaine à présenter la semaine prochaine, mais je n’ai pas de chanson.” Je lui ai répondu que j’avais justement une pièce qui s’appelait “Dance On”. On est allés au studio pour l’enregistrer avec elle, et la version de l’album est celle qu’on a faite avec Carolina ce soir-là, avec le chant et tout. On a retravaillé les chœurs parce qu’on n’avait pas assez de micros pour tout le monde. Mais l’orgue, ma ligne de guitare et le chant sont le fruit de cette séance. Pour moi, c’est une pièce qui sonne vrai. Quand “Dance On” commence, ça dit : “Si tu as le goût de danser, danse”. Ensuite, les paroles deviennent “enseigne”, puis “aime”, et dans la seconde moitié, Johnny s’enflamme complètement. À ce moment-là, j’espère que son énergie est communicative. Les interprétations aussi riches en émotions sont rares dans la musique d’aujourd’hui. » Power « Évidemment, le message n’est pas nouveau : le pouvoir au peuple. Mais cette pièce nous rappelle qu’on a le pouvoir de changer les choses, à commencer par la personne qu’on voit dans le miroir. Ensuite, pourquoi pas son foyer, sa rue, son quartier, et ainsi de suite... Les paroles nous sont venues sur scène, la pièce n’était pas totalement terminée, mais on avait l’impression que le groove nous ordonnait de nous remuer et d’être forts. J’ai dit aux gars : “On n’a qu’à chanter ‘power’. Et ‘if we’ve got the power, why can’t we be together?’ [librement : ‘Si on a le pouvoir, pourquoi ne pas s’unir?’]. Et ce n’est pas allé plus loin. En studio, on a retouché le chant, mais ça provient d’une performance en direct. C’est la femme de Johnny Shepherd, Mary, qui interprète le passage de soprano suraigu; on n’a pas entendu un truc pareil depuis Mariah Carey! » Every Nation « On a commencé à s’amuser un peu avec “Fare Ye Well”, un vieux chant d’église, et c’est devenu “Every Nation” – même s’il n’y a plus la moindre trace de l’originale ici. J’ai fait cette pièce en partie pour rendre hommage à mes amis des Premières Nations, au moment où, sur la côte Est, des pêcheurs autochtones et leur usine de homard étaient menacés. J’ai inventé ce personnage, un Micmac qui va à Toronto pour chercher du travail et qui entend les voix de ses ancêtres. » Way Down « Rocco a eu l’idée d’une “ville de l’autre côté”, comme un endroit lointain où l’avidité n’existerait pas, et où on ne pourrait être ni acheté ni vendu, une espèce d’utopie. C’est ce qui nous a inspiré “Way Down”. » Please Don’t Try « En studio, il m’est arrivé plusieurs fois de demander à Johnny de s’installer à l’orgue, afin que je l’enregistre pendant un bout de temps. Plus tard dans la soirée, je réécoutais toutes ses impros, je sélectionnais mes passages préférés et je les collais ensemble. Cette pièce est un montage des performances de Johnny que j’ai arrangées. C’est Rocco qui a trouvé les paroles “please don’t try” – n’essaie pas de forcer les choses, laisse-les venir. C’est un beau message, et Johnny l’interprète magnifiquement. » Tree of Tule « J’étais sur les routes du Mexique quand je suis arrivé dans une petite ville du nom de Tule, où trônait un arbre millénaire autour duquel les habitants se rassemblaient et priaient, comme dans un lieu sacré. J’ai été touché de voir un rituel aussi ancien se dérouler à notre époque. J’avais déjà la batterie pour cette pièce; je l’avais enregistrée en tournée avec Brian Blade il y a quelques années. J’avais quelques concerts en banque, j’ai écouté mes enregistrements, et je pense que j’ai assemblé quatre performances différentes; c’est pour ça que la batterie varie beaucoup d’une section à l’autre, ça crée des modulations un peu erratiques. La chanson a aussi une ligne de basse intéressante qui rappelle “Watermelon Man” [de Herbie Hancock]. » Tumbling Stone « Rocco a eu l’idée d’une pierre qui roule (“tumbling stone”), et j’ai pensé que ça pouvait symboliser le périple de Johnny. Il a dû quitter la Louisiane pour la Californie pour faire cet album, et je lui ai demandé : “Qu’est-ce que ça t’a fait de partir de chez toi, Johnny?” Il m’a répondu : “J’avais l’impression d’être en pèlerinage.” J’ai dit : “Parlons de ton voyage : tu restes un homme d’Église, mais sans église.” Il aimait l’idée d’une “église sans murs”, et on en a fait des paroles. On considère cette pièce comme une chanson multiconfessionnelle, et je pense que ça se prête bien à l’époque moderne, parce que les gens continuent de vouloir se rassembler. L’Église ne les intéresse pas particulièrement, mais ce n’est pas synonyme d’absence de foi. Ce que l’Église nous apportait avant est toujours à notre portée, mais pas entre quatre murs. On n’a pas besoin de dorures au plafond pour comprendre qu’on sert quelque chose de plus grand que soi. » Angels Watching « Tout le monde aime les anges, même les athées. Cette chanson adopte le point de vue d’un enfant : on va au lit, les anges nous protègent. Ça se rapporte à des croyances d’une autre époque; dans ce monde high-tech où tout va trop vite, si on demandait un petit conseil à notre ange gardien, il se pourrait qu’il nous aiguille en temps voulu. » (Under the) Heavy Sun « Comme “Way Down”, cette pièce évoque un lieu imaginaire – une sorte de discothèque perdue dans l’espace, où il faudrait laisser son ego à la porte avant d’entrer. Mais on y a un fun noir parce qu’on découvre une autre dimension dans cette liberté : “I know a place the spirit rises from the ground, from hurt to glory... with joy untold” [librement : “Je connais un endroit où l’esprit quitte le sol, vole de la douleur vers la gloire... dans une joie sans fin”]. On parle beaucoup de joie dans l’Église baptiste, comme si elle valait bien plus que le bonheur. On peut être heureux d’avoir une nouvelle auto ou une chaîne stéréo, par exemple, mais éprouver de la joie, c’est atteindre un autre niveau d’accomplissement. » Mother’s Eyes « J’ai perdu ma mère il y a six mois. Celle de Johnny était mourante. Rocco n’a jamais eu de maman. On s’est rendu compte que nos mères avaient occupé une place importante – la mienne, sans aucun doute : elle a toléré un studio d’enregistrement dans son sous-sol pendant 10 ans sans jamais se plaindre. Cet album a été créé au cœur d’une période électorale, et pour ma part, je voyais bien Tulsi Gabbard à la tête du gouvernement américain. Je trouvais qu’elle incarnait la voix de la raison – une mère de famille qui a travaillé dans l’armée – et je me suis dit que si davantage de décisions étaient prises par des mères, il y aurait bien moins de guerres et de conflits. C’était l’idée, finalement : si on pouvait voir à travers les yeux de nos mères, on ferait absolument tout ce qu’elles nous demandent de faire. » Out of Sight « Tous les mardis soir, on jouait au Zebulon, une petite salle de concert tout près de mon studio, à Los Angeles, et on entamait toujours la soirée avec “Out of Sight”. Le public n’en croyait pas ses oreilles parce qu’il n’y a qu’un orgue et une harmonie à quatre voix. C’est sûrement la pièce qui se rapproche le plus d’un quatuor gospel – sinon par son sujet, du moins par sa forme. C’est la chanson la plus abstraite sur le plan des paroles, mais on a vraiment eu du fun à la chanter en spectacle. Ça m’a rappelé ce que je ressentais étant jeune quand je voyais des groupes soul pour la première fois, à Toronto et Hamilton – Sam & Dave, par exemple. J’étais tellement excité d’entendre d’excellents chanteurs qui donnaient une solide performance. Le charisme de cette musique refaisait surface quand on jouait le mardi soir. »

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