Island

Island

Une série d’accords graves, lents et empreints de désolation nous accueille dans le premier album du Canadien Owen Pallett en six ans, telle une corne de brume signalant l’arrivée dans un mystérieux nouveau port. Ce nouveau port se trouve toutefois dans un univers qui nous est familier. Island marque le retour du compositeur indie pop à Spectrum, l’univers fictif du 14e siècle qu’il nous a d’abord présenté dans son album concept Heartland, paru en 2010. Ce projet s’articulait autour de Lewis, un cultivateur en conflit avec son dieu qui, on vous le donne en mille, se nommait Owen Pallett et mourait violemment aux mains de Lewis à la fin de l’opus... du moins, c’est ce qu’on croyait. Island n’est pas simplement un survol des décombres de ce duel fatal; son récit commence exactement au moment où le précédent se terminait. À l’instar de Heartland, cette fiction fantastique est, en fin de compte, une façon pour Pallett d’analyser ses expériences dans le monde réel. « Lewis représente à la fois les gens que je vois à l’extérieur de moi et une partie de moi que je ne vois pas tout le temps », explique l’artiste à Apple Music. « Sur Island, par contre, Lewis incarne davantage un côté instinctif et subconscient de moi-même que je rencontre uniquement quand je suis complètement saoul. » En raison de cette dualité, Island est un hybride de deux approches radicalement différentes. En effet, bien qu’il soit principalement connu en tant que violoniste, Pallett a composé la grande majorité du projet à la guitare acoustique, car il savait qu’il devrait éventuellement le transposer en œuvre orchestrale. Le résultat oscille entre ces deux pôles : conçu comme une pièce ininterrompue, Island passe graduellement d’un folk paisible et pastoral à une clameur symphonique et percussive à l’image des circonstances de plus en plus pénibles du nouveau périple de Lewis et de son incapacité à échapper au spectre de son créateur. Comme l’illustre Pallett, « on se retrouve avec un album qui commence comme si c’était la suite de Pink Moon [de Nick Drake] et qui se transforme en quelque chose qui ressemble plus à The Drift de Scott Walker ». Voici la mappemonde pièce par pièce de ce nouvel univers issu de l’imagination de Pallett. - - -> (i)/Transformer « Le concept initial d’Island était une œuvre orchestrale de 80 minutes. Les accords de piano au début ont été enregistrés sur mon iPhone. Au départ, je voulais ouvrir l’album avec des gongs et de lointaines fanfares de cuivres qui jouaient essentiellement ce que le piano joue. Mais quand j’ai commencé à le faire écouter aux gens, une bonne majorité préférait la version démo. J’ai donc fini par créer un hybride des deux : ça commence avec ce démo, une exploration solo méditative, puis l’orchestre prend de plus en plus de place à mesure que l’album évolue. Les accords de piano créent une atmosphère funèbre puisque Heartland se terminait avec la mort abrupte d’Owen. “Transformer” fait table rase. J’ai volontairement voulu laisser planer le doute à savoir si c’est Owen qui regarde Lewis s’envoler doucement, ou si c’est plutôt Lewis qui chante tandis qu’il flotte vers l’infini. Mais en réalité, ça exprime le départ de Lewis de la sanguinolente scène de violence à la fin de Heartland et son arrivée dans ce nouvel endroit où il pourra recommencer à zéro… » Paragon Of Order « ... et pour Lewis, repartir à zéro signifie se saouler, déconner et déprimer au bord de la mer. » - - -> (ii)/The Sound Of The Engines « “The Sound Of The Engines” reflète le sentiment de puissance probablement déplacé de Lewis – il sent qu’il va vivre plus longtemps que les enfants de ses ennemis et que son “corps est plus fort que des édifices qui s’écroulent”. Ça, en passant, c’est un clin d’œil à Einstürzende Neubauten. Donc, on a Lewis qui se saoule, qui se bat et qui finit dans une ambulance en direction de l’hôpital. L’origine de cette pièce remonte à 2009, avant que je déménage à Montréal. Quelques-uns de mes amis et moi, on avait comme tradition de visiter Montréal en plein milieu de l’hiver pour y célébrer le jour de l’An. Je me souviens de ce moment précis où on avait pris de la MDMA – c’était ma première fois, d’ailleurs –, il devait faire -25 dehors et on trouvait le froid énergisant plutôt qu’opprimant. Mon manteau était ouvert, je pétais le feu et j’avais le sentiment démesuré d’être le roi du monde. » Perseverance Of The Saints « Cette pièce est le reflet d’une sensation que je ressens souvent, deux ou trois fois par semaine, quand je me réveille un peu trop tôt et que je suis dans un état de confusion. Et selon mon expérience, dans cette situation, la présence de quelqu’un à mes côtés est habituellement un avantage. C’est après une nuit de sommeil angoissé que j’ai le plus besoin de réconfort. » Polar Vortex « Historiquement, en littérature, les notions de démence et de folie sont associées à différentes choses comme la Lune, d’où l’adjectif “lunatique”. Mais elles sont également souvent perçues comme quelque chose de très féminin, de lié aux femmes hystériques. Cette pièce adopte la position que cette folie prend racine dans les structures patriarcales, en ce sens que les sources de stabilité sont, en fin de compte, les sources de la folie. Je lance cette hypothèse dans l’univers, ce n’est pas une thèse à laquelle j’adhère mordicus. Je remets en question l’idée même du genre, pas seulement la masculinité. Cette pièce se veut une investigation et une inversion de ce concept. » - - -> (iii)/A Bloody Morning « Ça, c’est la dernière pièce à avoir été terminée, et de loin : toutes les autres étaient finies au moins neuf mois avant que je l’achève, ne serait-ce que du point de vue lyrique. Elle était là, je l’avais orchestrée et je savais quel était son sujet, mais j’avais beaucoup de difficulté à trouver une mélodie qui convienne. Il a fallu beaucoup de temps, d’expérimentations et de refrains abandonnés. C’est Greg Fox de Liturgy qui est à la batterie et il y a quelque chose de magique quand il joue des croches toutes simples – je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi en phase. » Fire-Mare « Le concept de la jument de feu (“fire mare”) vient du film Krull. Je n’avais pas vu Krull quand j’étais jeune, mais on avait le jeu de société à la maison et les juments de feu en faisaient partie. Cette pièce décrit la situation de Lewis qui se retrouve en prison après avoir provoqué le désastre nautique qui se produit dans “A Bloody Morning”, et qui se demande comment il est si rapidement passé du rôle de héros dans Heartland à celui de prisonnier; il tente de s’ajuster à tout ça. Ce que je trouve intéressant, c’est comment les voix divergent après que Lewis invoque le nom d’Owen, comme s’il y avait deux lignes de chant différentes. J’adore les chansons où il y a soudainement deux voix qui semblent n’avoir aucun rapport l’une avec l’autre. “Father Lucifer” sur l’album Boys for Pele de Tori Amos a été une grande influence à cet égard. » Lewis Gets F****d Into Space « Certaines de ces chansons ont été écrites avant que je décide qu’il s’agirait d’une histoire qui tourne autour de Lewis et je les ai ensuite révisées, comme celle-ci. J’avais l’idée de commémorer une expérience sexuelle particulièrement mémorable et je crois que j’ai trouvé le titre après avoir terminé l’écriture; je trouvais que “Lewis Gets F****d Into Space” était vraiment amusant. Mais ç’a fini par devenir le cœur même de l’histoire de cet album. Lewis est détesté par la communauté qui finit par l’emprisonner puis par l’expédier dans l’espace – l’exil le plus extrême qui soit. » - - -> (iv)/In Darkness « Voilà Lewis qui tente de comprendre tous les événements qui se sont déroulés tout au long de cet album, leurs conséquences et les leçons qu’il peut en tirer. Il y a deux leçons : l’autodestruction n’est pas une manière adéquate de demander pardon à ses pairs, et il n’est pas nécessaire d’agir constamment dans l’unique but de satisfaire ses instincts les plus primaires. C’est une chanson un peu triste; elle est parfaite pour méditer sur la futilité de son existence, étendu dans son lit avec des écouteurs. »

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