Le ciel est au plancher

Le ciel est au plancher

La torpeur pandémique n’a aucunement freiné l’élan créatif de Louis-Jean Cormier. Un an et des poussières après Quand la nuit tombe, il nous invite dans un road trip entre Montréal et Sept-Îles sur Le ciel est au plancher, un quatrième projet cathartique, lunaire, traversé par la mort de son père. « On dit souvent qu’il n’y a rien de mieux qu’une peine d’amour pour écrire un super bel album authentique », raconte à Apple Music le Nord-Côtier établi dans la métropole. « Le deuil, c’est un peu la même affaire. Cet album a été une forme de thérapie pour moi. » Révélé dans les années 2000 alors qu’il était à la tête du mythique groupe indie rock Karkwa, l’auteur-compositeur-interprète a profité du confinement pour concevoir une œuvre intime et poignante, enluminée de cuivres et de chœurs puissants, qui se décline à la manière d’un film. « J’ai eu le temps de conceptualiser un album avec mes amis François Lafontaine [aux synthétiseurs et à la coproduction] et Daniel Beaumont [à l’écriture des textes], et d’assurer une vraie direction artistique », explique le musicien qui a également fait appel à son complice Robbie Kuster aux percussions. « On s’est imaginé un concept sonore, avec des effluves de jazz ambient. » Foulons le bitume entre les grandes artères et la Route des baleines pour aller à la rencontre des fantômes de Louis-Jean Cormier, pièce par pièce. 50° 13’ 36.404" N 66° 23’ 4.204" W « Le titre désigne l’emplacement de la maison de mon enfance, à Sept-Îles. Au début de la production, on savait qu’il allait y avoir deux grands tunnels, comme si on voulait exprimer d’une manière sonore un genre de passage, celui de la vie à la mort, et de la mort à l’après-mort... Ça reste très imagé, avec une impression de longueur, de lenteur et de voyage. Le “mood” est un peu à la David Lynch : on sait qu’on va traverser quelque chose de spécial. Donc cette pièce, c’est le premier tunnel qui nous amène vers la vraie première scène. » Le large « C’est le point de départ. J’annonce que je vais partir en pèlerinage, aller à la rencontre des fantômes qui sont partis récemment, mais il y a comme un désir de lumière à travers la noirceur. Musicalement, ce qui est vraiment intéressant, c’est le mouvement de piano tout simple qui pourrait avoir, de façon très très lointaine, des allures de Chopin. C’est réconfortant, velouté, et ça nous amène vers un buzz jazz qu’on ne voit pas venir, comme un passage qui nous permet de regarder par la fenêtre. » 138 « On se retrouve concrètement sur la route, dans un habitacle de voiture. Je roule, je regarde le paysage, j’ai les yeux embrouillés un peu; il y a encore des larmes et un vent de nostalgie s’en vient. Tous ceux qui ont traversé un deuil vont se reconnaître quand je dis “Pleurer entre deux fous rires”; en une fraction de seconde, on passe de la tristesse à : “Ben oui, il était de même!” Je me suis rendu compte que les relations humaines sont tissées de milliards de fils différents. » Bipolaire « On est arrivés à bon port, à la maison, on est dans le sous-sol de mes parents et on fouille dans les souvenirs. C’est la chanson du petit Louis-Jean au primaire, qui joue avec sa fusée en métal dans la cour d’école. Il y a cette notion de quête spatiale quand t’es jeune, et celle de la liberté versus la maturité ainsi que toutes les responsabilités qui viennent avec l’âge adulte. Tout ça pour moi exprime la bipolarité. Un côté très terre à terre, et un côté en apesanteur. C’est aussi l’époque dans laquelle on vit en ce moment, qui est bipolarisée – et polarisée! Je trouvais intéressant de mêler tous ces angles-là, mais à l’intérieur de la tête d’un petit gars de huit ou neuf ans. » Le ciel est au plancher « C’est une promenade dans la ville de Sept-Îles, où je revois mes anciens quartiers et je revis des souvenirs d’adolescence. C’est comme marcher la nuit entre les lampadaires : il y a un bout de clarté, un bout de noirceur. “Je croise la mort entre chaque lampadaire”, c’est une phrase que j’aime beaucoup, qui nous amène à la mince ligne entre la terre ferme et le paradis, entre la vraie vie et la fiction. “Le ciel est au plancher”, c’est un peu comme le monde à l’envers. C’est l’impression aussi que si je lève le bras, le ciel est tellement bas que j’arriverais pratiquement à toucher à mon père. Il y a des lignes de synthétiseurs qui rappellent Talk Talk, Tears for Fears et d’autres groupes des années 80, mais on n’est pas tombés dans le pastiche ou la pâle copie, c’est plutôt comme évoquer mes années de jeunesse à Sept-Îles. » Tout croche « C’est la partie du pèlerinage qui nous amène au cimetière. C’est une chanson hyper simple, très personnelle. Elle est née piano-voix, c’est presque naïf musicalement : toujours la même ritournelle, très lente. Ici, on entend enfin du silence, on est plus dans la réflexion philosophique, on arrive à toucher à quelque chose de plus profond. C’est une espèce de prise de conscience que la vie continue. Il y a une candeur dans le refrain, comme s’il y avait un pied-de-vent, une éclaircie à travers les nuages. » L’ironie du sort « Cette chanson est née il y a longtemps. À l’origine, elle parlait d’Alzheimer, mais je n’arrivais pas à la finir, quelque chose ne collait pas. J’avais l’impression de parler à mon père, mais il ne souffrait pas du tout de cette maladie, donc je l’ai laissée de côté. Et quand il est décédé, ça m’a sauté au visage. C’était dans le temps où j’avais renoué avec le piano, je pensais à Elton John et à d’autres grands compositeurs des années 70-80, avec des changements de tonalité dans le refrain en passant du mineur au majeur, et une montée vocale... Je suis fier de cette chanson-là parce que mon père était chef de chœur, et il y a toute la notion de la chorale et même de la mise en scène dans le refrain; le rideau monte puis il tombe à la fin. C’est l’évocation du décès lié à la chorale, au spectacle. » Marianne « Je me suis mis dans la peau de quelqu’un en couple avec une anglophone, donc ça évoque la dualité de la langue. C’est très impressionniste, je laisse croire que c’est une femme que j’ai connue, mais c’est sur ma relation avec Rebecca [Makonnen], ma conjointe qui est Éthiopienne et bilingue. Elle sait très bien que cette chanson est pour elle, mais “Rebecca”, ça sonnait moins bien... Comme je l’ai écrite au moment du décès de Leonard Cohen, ça a fini en “Marianne”, qui est aussi le prénom de ma première blonde. » Les lignes de ta main (feat. La Force) « C’est l’amorce du retour à Montréal, le retour à la vie normale, sur notre île fantôme, qui était en confinement à ce moment-là. Ça évoque les rues désertes de la métropole, l’idée que je me sens mieux, que je sais que ma douce m’attend et j’ai hâte de la revoir. Il y a des sonorités à la Paul Simon; je suis un grand fan de musiques latine et africaine. On avait abordé cette zone-là sur Quand la nuit tombe, et on avait envie ici d’un rayon de lumière. » Silence radio « Elle a été écrite il y a un bout de temps et elle a failli se retrouver sur Quand la nuit tombe. À la base, elle était destinée à un bon ami à moi qui a perdu son grand frère à un très jeune âge, d’où le côté superhéros. Elle est née d’un événement, d’une image précise de la vie, mais elle collait à la thématique du deuil, alors on l’a modelée pour qu’elle soit un peu plus universelle. Le héros dans la chanson évoque clairement la vision que l’enfant a de son père. J’aime vraiment sa construction musicale, qui me ramène à du Philip Glass, du Debussy, et la mélodie du refrain est pour moi la plus belle de l’album. » 45° 32’ 4.924" N 73° 35’ 57.134" W « C’est le deuxième tunnel, qui est le retour à Montréal, à la vie normale. Il évoque aussi une réflexion sur l’au-delà, mais ancrée dans le moment présent. On quitte l’enfance, les souvenirs. Il y a quelque chose de vraiment nébuleux ici : on est dans le flou, on est rendus ailleurs, dans une autre zone. Il y a toujours cette dualité entre le ciel et la terre, et cette notion du temps qui passe, et que je vais m’y faire. » L’au-delà « Cette chanson est née juste après Les grandes artères [son deuxième album, paru en 2015], donc ça fait vraiment longtemps qu’elle est dans mes bagages! Je l’ai jouée quelques fois dans mes tournées solo, mais je la trouvais incomplète. C’est bizarre à dire, mais il fallait que mon père meure pour que je puisse la finir. Elle aussi, elle a failli se retrouver sur Quand la nuit tombe. Je ne savais jamais quand la dégainer, et là on s’est dit : s’il y a un album sur lequel elle devrait paraître, c’est celui-ci. Ça termine le projet d’une manière hyper simple, émouvante et terre à terre. Finalement, je dis que le deuil me permet de relativiser les choses et d’apprécier la vie. »

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